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Mes origines

Mon père
Hatchik Biberian est né à
Kutahya en Turquie en 1909. Il ne savait pas exactement quand, il disait: "c'était à l'époque des aubergines". Sa famille se composait de son père Georges, de sa mère Marie, ses deux frères Garabet l'aîné et Artin son cadet, et une soeur Horop. Deux autres enfants étaient morts jeunes. Mon grand père était cordonnier, c'est tout ce que je sais de lui. En 1921 à cause de la guerre Gréco-Turque, ils ont dû fuir. Mon grand père a été emmené en déportation. Le reste de la famille a pris le bateau à Izmir pour aller en Grèce. Mon grand père devait les y rejoindre, mais il est mort probablement à la suite de la pénibilité de la déportation. Là, après une ou deux années, je ne sais pas exactement, ils sont partis pour Marseille. Nous avons retrouvé le passeport collectif de la défunte république d'Arménie qui leur a servi de laisser passer sans retour. En voici la photo. C'est d'ailleurs la seule que j'aie de mon père enfant.

A leur arrivée à Marseille comme réfugiés, ils s'installent dans une petite chambre du centre ville. Mon père avait quatorze ans. A cet âge on ne pouvait plus rentrer à l'école, c'était plutôt le moment d'en sortir. C'est pourquoi il a été illettré toute sa vie. Quand j'étais jeune cela me gênait beaucoup, maintenant j'en suis fier. Les conditions de vie devaient y être difficiles, et ma tante Horop décède rapidement de la tuberculose.

Dès son plus jeune âge il a dû travailler, d'abord dans une biscuiterie, puis plus tard avec ses deux frères en créant leur propre entreprise de fabrication de chaussures de sport, les "Chaussures Bibert". Ils étaient très travailleurs, et réussissaient bien dans les affaires.

En 1939, à la déclaration de guerre, les trois frères sont appelés sous les drapeaux. En juin 1940 c'est la débâcle, mes deux oncles rentrent à la maison, mais mon père est emmené en captivité en Allemagne. Par trois fois il essaiera de s'échapper, mais sans succès. Ce n'est qu'à la fin de la guerre qu'il rentrera et retrouvera sa fiancée ma future mère Marie qui l'attendait depuis six longues années.


Ma mère
Marie Tilki est née le 23 août 1922 pendant la guerre
Gréco-Turque. Sa famille habitait Bilecik, et à cause de la guerre ils avaient dû s'enfuir et partir vers Istanbul, ville plus accueillante pour les Arméniens. Quand la famille a quitté Bilecik, ma grand mère Marika était enceinte de ma mère. C'est sur la route que ma mère est  née. Les conditions étaient difficiles, il n'y avait pas de lait pour la nourrir. C'est ma tante Raymonde plus âgée qui la nourrissait avec de l'eau et de la farine. Mon grand père Pierre avait été aussi emmené en déportation, et grâce à la gentillesse d'un Pacha Turc, avait pu rejoindre les siens sur la route.

La famille s'est installée à Istanbul où mon grand père avait sa famille. C'est là que mon oncle Rolland est né, il a complété la famille de sept enfants. Les conditions restaient difficiles. Mon grand père qui possédait à Bilecik une usine de soie avait dû tout abandonner, et ils n'avaient plus de revenus. Ils ont aussi étés aidés par la famille de ma grand  tante Blanche qui était mariée à un grand médecin de la ville Le docteur Hotoum Kapikoglu.

Ma tante Aimée s'étant mariée avec un arménien d'Argentine Pierre Vertanessian, ma mère, alors âgée de15 ans, est partie la rejoindre là bas. Sur son chemin, entre la Turquie et l'Argentine, elle est passée à Marseille où s'était déjà installée ma tante Alice qui avait été mariée à Garabet Biberian le  frère aîné de mon père. C'est à cette escale que ma mère a vu pour la première fois celui qui allait être son mari. Elle continua sa route vers l'Argentine en prenant le bateau au Havre, et resta deux ans avec sa soeur à
Buenos-aires. Alors qu'elle rentrait en France pour être mariée à mon père, la deuxième guerre mondiale a éclaté. Elle ne pu revoir son fiancé qu'au cours de quelques permissions avant qu'il ne soit fait prisonnier de guerre.  Pendant toute la durée de la guerre, elle resta à Marseille avec la famille de sa soeur en attendant le retour de mon père.


Ensuite
Mes parents se sont mariés le 7 juillet 1945, et le 26 juin 1946 j'étais né. Puis ce fut le tour de mes deux soeurs, Renée et Nicole, enfin celui de mon frère Pierre qui est venu terminer notre famille. Mon père est décédé en 1969, il n'avait que 60 ans, toute sa vie a été un exemple pour moi.

J'ai maintenant moi-même trois enfants, Mélanie, Gabriel et Margot. Quand moi aussi j'ai eu 60 ans, j'ai écrit une lettre à mon père :

 A mon père

 Le 26 juin 2006

 Mon cher papa,

 Je viens d'avoir ton âge! Oui tu es parti quand tu allais avoir soixante ans. Tu nous as quitté trop tôt. Depuis toutes ces années il s'est passé tellement de choses. Je sais que tu aurais été fier de moi comme tu l'as toujours été. Tu disais que j'étais ton bras droit, et Renée ton bras gauche! C'était avant que Nicole et Pierre ne viennent au monde. Tu aurais été un grand père extraordinaire, je le sais. Tu l'étais déjà en tant que père. Tous ces souvenirs de toi que j'ai et que j'aimerais raconter à mon frère, à mes sœurs, à mes enfants et à tant d'autres personnes.

Je ne sais pas quels sont les moments avec toi les plus anciens dont je me souvienne encore. Je ne sais pas si je l'ai rêvé ou si c'est la réalité, mais c'est quand j'apprenais à marcher, et que tu me tendais les bras quand je m'approchais de toi.

J'ai toujours cette sensation de mes mains sur ton front quand tu me portais sur tes épaules, tu me disais de bien serrer mes mains pour ne pas tomber. Nous allions de chez tante Alice à notre maison à pied. Tu me portais ainsi. Il y avait notre ombre sur le sol que jetaient les lampadaires et qui allaient d'arrière en avant de nous à chaque fois que nous passions devant un autre poteau.

Tu te souviens quand à Gardanne nous faisions voler les cerfs volants? Tu courais pour qu'ils finissent par décoller. Il y avait cette longue queue en ficelle de l'atelier sur laquelle tu avais attaché tous ces petits bouts de papier. Une fois l'engin dans le ciel, tu mettais des petits morceaux de papier sur la ficelle, et ils montaient tout doucement jusqu'en haut. Tu disais que c'étaient des télégrammes! Je ne comprenais pas comment çà pouvait marcher, mais comme tu le disais c'était vrai. Les cerfs volants, c'est toi qui les avais fabriqués en  hexagone avec trois baguettes de bois. Tu mesurais soigneusement la longueur des ficelles pour que l'équilibre soit parfait.

Quand j'avais quatorze ans tu me laissais changer les vitesses de la "203 familiale" avec son levier  sur le volant, et tu disais que c'était un changement automatique! Pour apprendre à conduire je rentrais la voiture dans le garage en marche arrière. Quand j'y repense je réalise à quel point tu avais confiance! A Gardanne je conduisais la 203 dans le champ, je faisais des cercles sans jamais passer la seconde, le terrain était trop accidenté, je ne pouvais pas aller bien vite. Mais tu disais que le plus difficile était de conduire lentement.

Dans la voiture où tous tes enfants neveux et nièces étaient entassés nous chantions tous ensemble. Au début c'était Hortense qui connaissait les paroles, puis quand elle est partie se marier en Turquie, c'est Malou qui a pris le relais. On chantait "au près de ma blonde", "boire un petit coup c'est agréable", et quand nous approchions de notre campagne nous criions tous "on est arrivé, on est arrivé à Gardanne!". Nous descendions au puits, et là, tu poussais la lourde plaque de fer rouillée qui en protégeait l'accès, et tu lançais le seau attaché au bout d'une corde. Tu nous faisais boire cette eau fraîche qui nous faisait tellement plaisir. Puis nous goûtions avec du pain et du chocolat que tu avais acheté au village avant d'arriver.

Une année nous avions passé un mois de vacances d'été à Gardanne dans cette vieille bâtisse. C'était l'année où maman était partie en Turquie avec Nicole. Je devais avoir 7 ou 8 ans. Le soir on écoutait la musique sur le gramophone à manivelle qu'il fallait remonter régulièrement pour que le 78 tours puisse nous crier sa musique en turc. De temps en temps on changeait l'aiguille qui s'usait.

Tu buvais du raki avec tes amis, et quand on avait mal aux dents, on nous mettait un petit morceau de coton qui en était  imbibé dans la carie! Cà apaisait un peu la douleur.

Quelques fois en été nous allions pique-niquer en famille au bord de la mer à la plage du Prado. Toute la grande famille était réunie, maman et les tantes avaient préparé le repas que l'on étalait sur le sable, et nous nous amusions à casser les œufs durs l'un contre l'autre pour savoir lequel serait le plus résistant.

Tu nous emmenais aussi le dimanche nous baigner à la mer. Tu m'as appris à nager, d'abord à faire la planche sur le dos. Tu me tenais la nuque, puis le menton, et petit à petit tu m'as lâché, et j'ai appris. J'étais d'une pudeur maladive et je ne voulais pas me déshabiller en public. Pour m'aider tu apportais un rouleau en carton de l'atelier que je mettais autour de moi et qui me permettait de me changer en toute quiétude. Quand j'y repense je ressens le respect que tu avais pour moi et les autres.

Le mercredi soir nous allions chez ma Tante Raymonde pour y manger. Avant la "203" on y allait avec la "Traction Avant" familiale. J'étais heureux de retrouver mon cousin Roger avec qui j'ai passé de longs moments à jouer au monopoly. Tu fumais, et ma tante n'aimait pas que tu écrases le mégot de ta cigarette dans la tasse à café. Tu le savais, mais tu continuais à le faire. Il faut bien que tu aies quelques défauts!

Je ne sais plus si tu me parlais en français ou en Turc, ta langue maternelle, mais je sais que je te répondais en français. Tu avais quitté Kutaya en Anatolie à l'âge de onze ou douze ans. Après une ou deux années en Grèce tu es arrivé à Marseille. Récemment j'ai retrouvé ton passeport de la République d'Arménie avec une photo de groupe: toi tes deux frères, ta sœur, ta mère et un oncle. Ce fut un choc pour moi, c'était la première et seule photo de toi que j'aie vue quand tu étais enfant. Ton père était mort en déportation, mais tu n'en parlais pas. Je ne sais même pas ce qu'il faisait comme métier. Il était probablement cordonnier, puisque dès que vous l'avez pu, toi et tes deux frères avaient commencé une entreprise de fabrication de chaussures de sport. Je me demande d'ailleurs pourquoi des chaussures de sport. Tu n'étais pas spécialement sportif! La seule chose dont je me souvienne que tu m'aies dite sur ta ville natale, c'est qu'en hiver il faisait froid, et que vous habitiez une rue en pente. Le soir vous versiez un seau d'eau sur la rue, et le lendemain matin, vous faisiez de la luge. Quand vous aviez trop froid, vous alliez vous réchauffer au poêle, et tout de suite après vous repartiez continuer à glisser.

Longtemps tu nous as raconté tes cinq années de captivité en Allemagne, comment par trois fois tu avais essayé de t'évader et que tu avais été chaque fois repris. Tu disais que les conditions étaient quelques fois dures, surtout après tes évasions manquées, car on te punissait. Mais tu disais que la vie des prisonniers Russes était bien pire. Tu ne t'en es pas plaint. Seulement tu disais que tu avais cinq ans de moins, car ces années là ne comptaient pas. Tu nous racontais ton évasion avec celui qui avec une cuillère avait réussi à ouvrir les portes, et qu'ensuite tu t'étais trouvé niché en haut d'une croix d'une tombe du cimetière. En redescendant tu étais parti dans la mauvaise direction et tu avais été repris. Une autre fois tu avais été jusqu'à Aix la Chapelle. Je ne me souviens plus très bien des détails c'est si loin!

Je ne t'ai jamais entendu te plaindre de quoi que ce soit. Nous n'étions pas riches, mais nous avions tout ce qui nous était nécessaire, et même plus. Nous partions chaque année en vacances. Deux années de suite nous étions allés à Gap avec les Deshaies, des clients et amis qui avaient un magasin de vélos à Castellane. Il y avait des cochons dans un coin du jardin de l'hôtel, et tu me disais qu'à force de frotter leur nez, ils étaient devenus plats!

Tu avais un sens de la plaisanterie très aigu. Quand nous passions sous les ponts, tu nous disais de baisser la tête pour ne pas nous cogner. J'ai refait la même plaisanterie avec mes enfants.

Tu étais un tel bon vivant. Quelques fois en hiver tu faisais ce halva qui ressemblait à des cheveux, tu mélangeais du sucre avec de la farine, et tu tirais dessus, puis le pliait en deux, tirait à nouveau repliait en deux et ainsi de suite jusqu'à ce que tu obtiennes des fils très fins que nous adorions. Tu te brûlais les doigts, car pour que ça marche il fallait que la pâte soit chaude.

Tu ne faisais jamais la cuisine, mais un jour tu avais décidé de faire des baklavas. Je ne sais pas exactement comment tu t'y étais pris, mais le sirop de sucre que tu avais mis à la fin avait durci, et il aurait fallu un marteau piqueur pour découper les parts!

Tu n'avais pas pu aller à l'école. En Turquie je ne sais pas pourquoi tu n'es même pas allé à l'école primaire, et en arrivant en France à quatorze ans, tu étais à l'âge où on sort de l'école. Tu étais illettré, et à l'époque cela me dérangeait beaucoup. Mais maintenant j'en suis si fier. Toi qui n'avais pas d'instruction tu étais capable de faire tant. Quand tu as arrêté l'atelier de chaussures pour ouvrir un magasin de vins et liqueurs, c'est moi qui rédigeais les chèques que tu n'avais plus qu'à signer. Tu ne lisais pas ni livre ni journal, mais tu étais bien informé quand même.

Tu te souviens quand à neuf ans je suis revenu de colonie de vacances, et qu'à la sortie du car j'ai sauté dans tes bras en disant "j'ai gagné la montre!". C'était un jeu auquel j'avais participé, et j'avais gagné ma première montre en plaqué or. J'étais tellement heureux de te le dire.

Je ne t'ai jamais vu pleurer sauf une fois. Quand tu m'as amené à la gare Saint Charles pour que je prenne le train qui m'emmenait à Nancy pour y devenir ingénieur. Tu m'as accompagné jusqu'à l'intérieur du train, et là quand tu as dû finalement partir tu t'es écroulé en larmes. Tu avais bien raison, ensuite la vie n'a plus été la même. Tu es tombé malade, ce cancer qui t'a rongé de l'intérieur t'a emporté. Tu as été malade deux ans. On ne t'avait pas dit ce que c'était. Tu croyais que c'était un calcul dans tes reins. Un jour tu avais eu l'impression qu'en urinant tu avais rejeté un morceau de pierre. Mais au bout de quelques temps tu n'en parlais plus, tu avais compris.

Tu avais eu cet accident terrible en revenant de La Tour du Pin, ton "ID 19" avait heurté une "4L" qui ne s'était pas arrêtée à un stop. Le conducteur avait été éjecté, il n'avait pas de ceinture de sécurité, et il était mort sur le coup. Je crois que c'est ce qui a déclenché le début de ta fin. Tu ne disais rien, mais combien de fois as tu revécu cette scène dans ta tête sans jamais en parler? Tu aurais dû suivre une thérapie pour te guérir, mais à l'époque je ne sais même pas si çà existait. On était allé ensemble rechercher ta voiture, et tu m'avais montré les traces de freinage toutes droites, mais tu n'avais pas pu l'éviter. C'est sûrement depuis cet évènement que maman a tellement peur des accidents.

J'étais élève ingénieur à Nancy, et j'étais rentré pour les vacances de Pâques, et c'est là qu'un matin maman m'a dit d'aller vite appeler le médecin (nous n'avions pas le téléphone). J'ai couru au bar tabac où tu achetais tes cigarettes, et où quand j'étais enfant tu buvais un pastis et moi une grenadine dans un petit verre. Quand je suis revenu à la maison, c'était trop tard, tu étais parti, les paupières à moitié ouvertes. Je me rends compte aujourd'hui que tu avais attendu mon retour pour me revoir une dernière fois avant de partir.

Voilà Papa, je regrette tant que tu sois parti si tôt. Soixante ans c'est si jeune. Tu me manques toujours. Tu es un exemple de tolérance et de générosité que j'essaie de suivre dans ma vie. Je ne sais pas où tu as appris tout ce que tu savais, les histoires de Naciretin Hodja, celle des musiciens de la ville de Brême, et bien d'autres choses que tu connaissais, et surtout cette bonté et cette  sagesse que tu avais.

Juste une dernière chose que je ne t'ai jamais dite, toi non plus d'ailleurs, ça ne se disait pas à l'époque, je t'aime, et merci pour tout ce que tu m'as donné.

 Ton fils

 Jean Paul